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Grégory CATTANEO - Un historien français en Islande

Originaire d'Orléans, Grégory Cattaneo est un écrivain, Docteur en Histoire et Philologie de la Scandinavie ancienne et médiévale, qui vit à Hafnarfjörður, en Islande.

Son premier roman, "Kukulkan : Le Secret du Cénote oublié", est paru le 30 janvier 2022 aux éditions Ex Aequo. Un titre, de prime abord, aussi mystérieux qu’exotique de la part d’un expert du monde nordique, auteur de nombreux articles scientifiques et de plusieurs ouvrages consacrés à l’Islande médiévale.

Idavoll vous invite à la rencontre de cet historien français qui, à l’instar des Vikings, ne connaît pas de frontières.

 

  • D’où vient votre intérêt pour l’Histoire et en particulier celle de la Scandinavie ancienne?

Mes premières lectures portaient déjà sur l´histoire des sociétés préindustrielles puis à l´adolescence, je me suis pris de passion pour les Vikings et les Celtes, notamment par le biais de la bande dessinée Thorgal, dont je demeure un lecteur assidu.

 

Grégory CattaneoQuand et pourquoi vous êtes-vous expatrié en Islande? Quelle est la plus-value pour vos travaux universitaires?

Je me suis expatrié à 21 ans, licence en poche, à la suite du conseil du Professeur Régis Boyer qui savait que j´aurais plus de chance d´apprendre la langue des Vikings en poursuivant mes études en Islande où les sagas furent écrites. Il me fit rencontrer son ancien étudiant, le Professeur Torfi H. Tulinius, qui dirigea par la suite mes recherches du master au doctorat, avec des maîtres islandais comme Helgi Þórlaksson, Gunnar Karlsson, Sverrir Jakobsson et Viðar Pálsson.

En parallèle, j´ai suivi un cursus classique à Paris IV Sorbonne, en Histoire médiévale, sous la direction des Professeurs Michel Sot (master) puis Dominique Barthélemy (doctorat).

Je ne sais pas si on peut parler de plus-value, mais cela me permet tout d´abord de travailler sur les manuscrits originaux préservés à l´Institut Árni Magnússon (Stofnun Árna Magnússonar í íslenskum fræðum) et d'enseigner en islandais; puis de bénéficier d´un rayonnement international et de côtoyer les meilleurs chercheurs du milieu qui viennent presque chaque année passer un séjour d´étude chez nous, mention spéciale pour le Professeur Francois-Xavier Dillmann.

 

  • En 2019, la ministre islandaise de l'Éducation, de la Science et de la Culture, Lilja Dögg Alfreðsdóttir, a demandé au Danemark que soient restitués les autres manuscrits de la collection arnamagnéenne conservés à l’Université de Copenhague, afin de tous les rassembler à Reykjavik. Quel regard portez-vous sur cette requête?

Nous entrons ici dans un sujet plus politique qu´académique. Dans quelle mesure le British Museum, le Louvre et le Smithsonian doivent restituer leur collection égyptienne au musée du Caire? Árni Magnússon, le savant islandais qui a préservé et sauvé presque tous les manuscrits que nous possédons aujourd´hui, alors laissés à l´abandon dans les fermes islandaises au début du XVIIIe siècle, les a bien confiés aux institutions universitaires de Copenhague qui étaient à l'époque les seules en mesure d´en prendre soin.

Il existe deux instituts Árni Magnússon, à Reykjavík et à Copenhague, qui œuvrent de concert à la conservation et à l´étude des textes qui y sont préservés. Derrière le débat idéologique et politique se cache la réalité de la recherche et des budgets alloués aux savants pour étudier tel ou tel codex.

 

  • Issu ou non de cette collection, il y a-t-il un manuscrit islandais conservé à l’étranger, au Danemark ou ailleurs, qui retient particulièrement votre attention?

Je vais vous donner un exemple concret qui reprend ma démonstration précédente.

Je travaille depuis 2014 sur la Þingeyrabók (de son petit nom: AM 279 a 4to), un manuscrit issu du monastère bénédictin de Þingeyraklaustur. Le manuscrit fait partie des premiers ouvrages restitués à l´Islande par les Danois, en 1973. Quand je l´ai sorti des archives, il portait encore le sceau de l´archiviste de Copenhague qui l´avait emballé avant son envoi, près de 40 ans auparavant. Il a donc bien été réceptionné par les collègues islandais et placé dans la voute aux manuscrits sans être jamais sorti pour son étude.

J´y ai exhumé des chartes de coutumes couchées sur des vélins qui dateraient des premières décennies du XIIIe siècle, ce qui les classent dans les plus anciens textes que nous possédons en vieil-islandais. Nous y découvrons des logiques et hiérarchies communautaires uniques à ce jour dans la société de l´Islande médiévale, une forme originale de domination monastique sur les communautés d´habitants de la région et une variation locale sur le droit de varech, autrement bien connu des lois islandaises.

 

  • C’est un sujet souvent débattu. Jusqu’à quel point les récits des sagas peuvent-ils, selon vous, nous éclairer sur les mœurs des anciens Scandinaves et étayer les interprétations des archéologues?

Les sagas offrent un miroir sur la société médiévale et étaient déjà vantées par le grand Marc Bloch, puis Robert Boutruche, Georges Duby et ceux qui leur ont succédés. Aucune autre littérature médiévale n´a autant apporté en Occident sur la vie du petit peuple.

Mon travail de thèse met justement en avant cet aspect des indigents, des paysans et des élites, avec des thèmes aussi variés que celui des logiques communautaires, agropastorales et les stratégies de subsistance mises en place en périphérie du monde occidental. Recoupées avec les sources normatives (lois et diplomatique) et les sciences auxiliaires (archéologie et anthropologie), elles permettent d´interpréter des points sociétaux autrement obscurs.

Nous n´aurions jamais retrouvé les os du scalde et viking Egill fils de Grímr le Chauve si ce n´était grâce au dernier chapitre de la saga éponyme qui précise le lieu d´inhumation du héros islandais.

 

Le Landmannalaugar, dans les hautes-terres d´Islande - Photo: Grégory Cattaneo

  • L’insularité du pays a permis de préserver, mieux que partout ailleurs dans le monde nordique, des survivances du passé. Votre connaissance de l’Islande et des Islandais d’aujourd’hui vous aide-t-elle à mieux appréhender l’héritage légué par les Vikings, ainsi que certains faits ou us et coutumes relatés dans les sagas? Avez-vous des exemples à partager?

La démarche anthropologique peut apporter un semblant de réponse à cette vaste question.

M. Gunnar Karlsson, un de mes maîtres islandais, pointait toujours du doigt les chercheurs "étrangers" qui prétendent donner des leçons sur les sagas aux savants du milieu sans être capable de tenir une conversation. La règle de l´ethnologue est de connaitre la culture qu´il étudie et cette connaissance passe obligatoirement par la langue en premier plan (M. Francois-Xavier Dillmann parle de l´islandais contemporain comme la "langue des dieux" puisqu´elle se rapproche le plus de celle de l´Edda), puis par la culture (M. Régis Boyer parlait d´ "univers mental").

 

  • Vous êtes l’auteur de nombreux articles de vulgarisation scientifique. L’écriture de votre premier roman, un thriller historique, s’inscrit-elle dans cette volonté qui vous anime d’ouvrir un plus large public à l’Histoire?

Je pense que l´un ne va pas sans l´autre. De Georges Duby à Dominique Barthélemy, les portes du monde universitaire se sont ouvertes au plus grand nombre, avec des sujets qui font toujours vibrer les Français, comme les cathédrales, les chevaliers et les grandes batailles. L´histoire est bien une passion française. Pour preuve le lectorat assidu depuis des décennies de la revue Moyen Âge publiée par les Éditions Heimdal.

Quant au genre du thriller, c'est un genre assez léger, qui me plaît et me permet de ne pas tomber tout de suite dans la rédaction d´une fresque historique.

 

  • Dans quelle mesure votre connaissance approfondie des sagas islandaises a-t-elle pu influer sur votre écriture ou imprégner la narration?

Probablement l´accès au mythe du Hvítrmannaland, le "Pays des hommes blancs" qui apparaît dans quelques sagas et autres textes narratifs islandais. Je pense que l´équilibre entre la littérature de sagas et ce thriller prend tout son sens dans un passage du roman qui reprend quasi-mot pour mot un chapitre issue de la Saga des gens d´Eyrr sans dénaturer le propos de Kukulkan, le secret du cénote oublié.

 

Cérémonie du temazcal dans une communauté de la jungle du Yucatán - Photo: Grégory CattaneoL’intrigue de Kukulkan se déroule de nos jours au Mexique mais le point de départ se situe au XIème siècle avec des Vikings en train de quitter leur colonie au Vinland. Comment avez-vous eu l’idée de réunir, au sein d’une même histoire, deux époques et deux aires culturelles (a priori) aux antipodes?

Lors de mes études d´espagnol, j´ai découvert la légende de Quetzalcoatl [i.e. le "serpent à plumes" en nahuatl, ou encore Kukulkan en maya, une divinité dont le culte était très répandu en Mésoamérique]. Les Vikings étaient contemporains des Mayas qui sont la société médiévale qui occupait la péninsule du Yucatán autour de l´an 1000.

Après avoir passé un temps dans la jungle du Yucatán et au Quintana Roo, au sein des communautés mayas, à plonger dans les fameux cénotes qui émaillent ce roman, j´ai eu l'occasion de me confronter à plusieurs légendes et traditions indigènes qui parlaient de Kukulkan, la version locale de Quetzalcoatl.

Ce roman est une véritable épopée qui rassemble deux aires géographiques et deux périodes chronologiques qui apparemment n´ont rien en commun. La lecture vous prouvera le contraire!

 

À la sortie du cénote Angelita, dans le Quintana Roo - Photo: Grégory CattaneoLa superbe photo de Martin Broen qui illustre la première de couverture de votre roman met en exergue l’élément "eau" et plonge d’entrée le lecteur dans une aura de mystère qui fait directement écho au titre de l’ouvrage. Ne craigniez-vous pas cependant d’égarer le lecteur en quête d’un récit sur les Vikings? Que pourriez-vous ajouter au synopsis pour l’inviter à vous suivre jusqu’au Mexique?

Martin a pris cette photo de moi dans le Pit, le cénote le plus profond de la région, en 2016.

L´aventure de Calypso et de ses amis se situe sur un circuit que j´ai pratiqué lors de mon escapade mexicaine.

Le récit se compose de deux histoires parallèles. On suit dans un premier temps les aventures d´un équipage de la colonie du Vínland, périple qui apparaîtra épisodiquement dans le corps du roman, en fil rouge du mystère qui occupe la journaliste et ses compagnons de fortune, à notre époque.

 

  • Cette première parution ne serait-elle que le début d’une nouvelle aventure littéraire? Quels sont vos projets d’écriture ou d’étude en cours?

Le monde universitaire prend beaucoup de temps et j´ai profité d´un congé sabbatique pour me lancer dans l´aventure de Calypso et de ses Amis. J´ai l´idée d´une suite qui se déroulera sur la piste du chamanisme et de la sorcellerie en Islande, puis une autre destination que je compte garder secrète pour le moment. Mais il me faut du temps.

Je suis sous contrat en ce moment avec les éditions Honoré Champion pour un ouvrage portant sur les Histoires régionales du nord de l´Islande, la traduction en français de plusieurs sagas inédites qui sera suivi par deux volumes portant sur l´Histoire des évêques d’Islande, traduction de certaines sagas des évêques.

Je travaille toujours à mon HDR [Habilitation à Diriger des Recherches, soit la plus haute qualification universitaire] sur les pouvoirs locaux dans l´Islande médiévale, avec la traduction intégrale des Lois de l´Islande ancienne (Grágás), un code juridique insulaire qui avait cours dans l´Islande des XIIe et XIIIe siècles.

 

  • Pour clôturer cet entretien, pouvez-vous nous citer quelques-unes de vos (p)références sur le thème des Vikings et expliquer en quelques mots votre choix ?

Une musique?

Celle de Sigurboði, auteur, chanteur et compositeur islandais qui met en musique des textes norrois et se prête à de la reconstitution historique avec sa démarche artistique.

Un film?

Plus par nostalgie puisqu´il correspond au début de mon intérêt pour les Vikings: Le 13e Guerrier.

Une saga?

La Saga des gens du Ljósavatn, AM 162 C fol - Photo: Institut Árni Magnússon

La Saga des gens du Ljósavatn

Un site incontournable à visiter en Islande?

Réserve Naturelle de Fjallabakk - Photo: Grégory Cattaneo

Toute l´Islande mérite d´être visitée. Celui qui me tient le plus à cœur pour plusieurs raisons personnelles est la réserve naturelle de Fjallabak, dans les hautes-terres.

Une découverte archéologique?

 

La découverte qu´il reste à faire!

 

 

Merci infiniment pour le temps que vous avez consacré à cet entretien, ainsi que le partage ici de quelques-unes de vos photos personnelles.

Grégory Cattaneo livre une première oeuvre romanesque avec tout l'applomb que son esprit d'aventure allié à l'expertise de l'historien confèrent à sa plume. Des sagas islandaises à l'intrigue policière, du Vinland viking à la jungle mexicaine, du XIème au XXIème siècle, l'immersion dans la légende de Kukulkan, aussi sombre que le fond d'un cénote, ne peut laisser personne indemne, dans la fiction comme dans la réalité. Il vous faudra donc oublier, chers lecteurs, toutes vos certitudes et envisager les thèses les plus folles. Accrochez-vous, sensations fortes garanties!

 

KUKULKAN, Le secret du cénote oublié

XIème siècle. Atlantique Nord. En découvrant un poste avancé vidé de tous ses occupants, les Vikings décident d’abandonner leur colonie du Vínland. Des trois navires survivants, celui conduit par Björn et Ari refuse de retourner au Groenland et prend une tout autre route qui le fait dériver vers le sud…

De nos jours. La journaliste Calypso est envoyée au Mexique pour enquêter sur la Santa Muerte, un culte macabre dont plusieurs cartels se réclament. Elle rencontre par hasard un professeur spécialiste des Vikings qui disparaît mystérieusement…

Au cours d’une plongée en caverne, Ludo, guide et plongeur, découvre un cadavre décapité dans un cénote… Pour l’inspecteur Gómez de la police fédérale, cela ne fait aucun doute: le meurtre est signé par les cartels dont les règlements de comptes entachent la vie idyllique de la Riviera Maya.

Ces personnages, que rien ne destinait à se rencontrer, vont à leur façon s’engager dans une enquête qui les conduira dans la jungle du Yucatán, sur la piste de la légende de Kukulkan, dont le secret millénaire changera l’histoire du Mexique.

 

Autres publications de l'auteur

Livres et articles scientifiques: www.ephe-sorbonne.academia.edu/GrégoryCattaneo

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Commentaires

  • Joel Supéry
    Bonjour Kernelyd,
    Merci pour cette excellente interview dont les questions sont intelligentes (on est habitué) et dont la victime est un chercheur qui sort du lot, tant par la qualité de ses travaux que par ses qualités humaines. Le simple fait d'écrire un roman sur un sujet aussi controversé que la venue des hommes du Nord en Méso-Amérique démontre à qui en douterait qu'il a l'intelligence du questionnement et une ouverture d'esprit peu commune dans le monde universitaire. Je ne suis pas tendre en général avec les chercheurs qui s'intéressent au monde scandinave, mais Grégory Cattanéo sait de quoi il parle et en parle bien. Aussi, je vais me procurer ce roman que je dégusterai avec le plaisir d'un gourmet en visite dans un restaurant étoilé!
    Encore merci!
    Joel

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